TRIBUNE

La montée de la droite dure et de l’extrême droite aux dernières élections municipales se traduit, déjà, par des intentions de retraits de subventions, des projets de suppressions d’événements culturels, des menaces de censure. Ces actes et intentions sont graves et inacceptables, mais ne sont ni nouveaux ni surprenants tant ils sont cohérents avec les courants politiques en question. Mais une menace sérieuse, inquiétante, risque de provenir de régions, de municipalités «de gauche» et va réclamer toute notre vigilance. Une tendance que l’on a déjà ressentie bien avant les élections et qui pourrait se généraliser : «la peur de faire peur».

Cela fait maintenant deux décennies que l’on assiste à une inflexion des politiques culturelles publiques. Dans la période précédente, elles considéraient l’art comme une production de biens symboliques nécessaires à la société en général et l’art devait être «démocratisé» (quel que soit le sens que l’on ait donné à ce mot). La subvention, alors, accompagnait et encourageait une certaine (et relative) autonomie des artistes et de leurs démarches créatrices, liée à une responsabilité à l’égard des populations. Aujourd’hui, à l’inverse, la politique publique tend à faire dépendre la valeur de l’art et de l’artiste, de son efficacité immédiate éducative, sociale, politique, économique, touristique. On accorde de moins en moins d’intérêt à une proposition artistique et de plus en plus à sa capacité à remplir instantanément des salles, à «intégrer» des populations «à problème», etc. Du coup, la subvention, qui correspondait à l’attribution d’une «mission d’intérêt général», se transforme en «appels d’offres», en «commandes» au sens restreint du terme.

Ceci est d’autant plus efficace que les moyens financiers baissent dramatiquement : les équipes artistiques, culturelles sont contraintes, pour survivre, de multiplier les réponses aux appels d’offres des collectivités afin de tenter d’obtenir, par le cumul de «commandes», un minimum de moyens de survie. Du coup, leur temps d’activité artistique et culturelle devient second par rapport à celui consacré à la chasse aux subventions, de plus en plus fragmentées. La recherche de moyens de survie devient, par contrainte, l’objectif principal de plus en plus d’acteurs de la vie artistique et culturelle.

Autrement dit, nous sommes parvenus à un moment où ces derniers ont de moins en moins la maîtrise de leurs démarches, sauf à renoncer à l’aide publique. Par ailleurs, la pression des collectivités publiques au remplissage instantané des salles a, d’ores et déjà, fragilisé les recherches, les explorations artistiques - c’est-à-dire la création - perçues comme non immédiatement accessibles, donc «condescendantes» et de plus en plus souvent accusées «d’élitisme». Seules certaines propositions «provocantes» peuvent être admises, pourvu qu’elles attirent un public pour le frisson sans lendemain qu’elles promettent. Cette tendance lourde (qui a heureusement ses exceptions, bien entendu) a créé une situation de dépendance artistique et culturelle à l’égard des attentes politiques. Dans ce contexte, l’inflexion à venir va pouvoir facilement s’imposer.

Si, dans l’objectif de remplir les salles, il est exigé de «répondre aux attentes de publics», il va falloir, maintenant, éviter de créer un climat de défiance, écarter tout sentiment que le «peuple» serait méprisé par des artistes et intellectuels surplombants, c’est-à-dire méprisants. Il va falloir produire des œuvres, mettre en œuvre des démarches, organiser des événements fédérateurs, consensuels. Il va falloir célébrer «l’être ensemble», dans une vaste entreprise de moralisation de l’art et de la culture. Le «populaire» devient une catégorie morale, sans vision sociale ou politique.

Le glissement d’une conception de l’activité créatrice, artistique et intellectuelle, ouvrant les voies de représentation, de conception du monde incertaines, inconnues, tâtonnantes, vers une conception de rentabilité politique (avant même d’être économique) est en voie d’achèvement.

L’art, la culture devront célébrer un commun qui évite de mettre en travail les représentations de chaque citoyen, des groupes sociaux car cela pourrait produire de la différenciation entre individus, groupes, collectifs. Il va falloir éviter de créer des débats, de la confrontation par crainte d’engendrer du conflit, par crainte que les démunis se sentent dominés par d’autres, et de donner, ainsi, du grain à moudre au Front national. L’art et la culture sont, ainsi, assimilés à une arme de domination par nature : un raisonnement populiste.

Le commun comme célébration de lui-même ne sera, donc, ni social ni politique. L’art et la pensée devront être rassembleurs et s’opposeront à l’autonomisation, donc à la responsabilisation émancipatrice des individus comme des groupes sociaux. L’art sera enjolivement. La culture sera communion.

Comme me l’écrivait un ami, responsable d’un organisme culturel dans une ville touchée par la crise : l’art, la culture, c’est aussi rendre la vie supportable à ceux qui souffrent, vivent mal. Oui, c’est important, vital : empêcher que le malheur ne submerge, ne paralyse. Mais rendre «supportable», n’est pas équivalent à rendre «acceptable». C’est quand les deux se confondent, dans le sérieux ou dans la fête, que s’insinue la soumission à l’ordre établi. Insidieusement. Comme les politiques culturelles à venir vont s’y employer trop souvent. Par peur de faire peur.

Dans le cadre des politiques publiques, les élus de gauche (voire, plus largement, démocrates et républicains) sont face à une lourde responsabilité. Il leur faut affirmer que, c’est dans la démarche artistique, dans la création, qu’un artiste puise sa richesse, donc, sa légitimité. Et non l’inverse, comme c’est le cas aujourd’hui. Il n’y a pas d’artistes sans art.

Il faut penser l’art et sa production (la création) dans un projet de société et non comme des pratiques localisées et circonstanciées variant au gré des enjeux. Il faut passer d’une vision d’une activité utilitaire à celle d’une production symbolique utile pour et dans la société. Il faut penser l’art, dans la culture, comme une activité où chaque être humain, c’est-à-dire social, peut mettre à distance, mettre en question, soumettre à la question les règles, formes, normes afin d’explorer ses propres représentations du monde, et les confronter. Proposer l’art comme outil de mise à l’épreuve de l’ordre du monde, donc comme outil d’émancipation, d’autonomie, de responsabilité individuelle et collective. Un domaine et une démarche démocratiques.

Si ce renversement n’est pas opéré dans les politiques publiques, ceux-là même qui ont pensé le travail de l’art comme déformatage, le retourneront en formatage, et ceux qui l’ont pensé comme émancipation, le retourneront en asservissement. La peur de faire peur en sera le premier pas. Et, au lieu de protéger des totalitarismes en général, du FN en particulier, cela leur ouvrira la porte. Largement.

La priorité, au plan local comme au plan national, doit être, non seulement, d’accompagner, mais, surtout, de susciter l’exploration, la création artistique, de même que l’ensemble de la vie intellectuelle. C’est sur cette base qu’il faut, quels que soient les moyens disponibles, penser - ou repenser - les politiques culturelles pour construire les fondements et conditions d’une action éducative, culturelle démocratique.

Dernier ouvrage paru : «le But de Roberto Carlos», éditions Quartett, 2013.

Michel SIMONOT Écrivain et sociologue